10/06/2012
Jacques Roubaud, Ciel et terre et ciel et terre, et ciel
Chapitre 1
Ciel, septembre 1943
Il falalit d'abord franchir le barrage. La retenue d'eau, à l'abandon, en arrière, était envahie d'arbres. La petite rivière se déversait dans le bas, répide, bouillonnante, écumeuse, impétueuse, bordée de roseaux légers. Grâce au barrage, elle était habillée de ronces, de peupliers à l'odeur de miel lourd, de trembles, de frênes, d'aulnes ; feuilles, feuilles vertes ; feuilles déjà jaunes ; feuilles à dessous presque blancs. Un peu plus haut, des arbres, renversés par le vent ou consumés de vieillesse, formaient une sorte de digue : un mur vert, un mur végétal impénétrable. L'eau filtrait à travers ces débris. Elle en sortait toute meringuée d'écume, de libellules, grandes libellules aux yeux de diamant. Les pierres, sur le dessus du barrage, çà et là s'étaient effondrées, disjointes ; couvertes d'herbes, de graminées. Entre elles, des couleuvres d'eau fuyaient en chuintant. Il sautait d'une pierre à l'autre, en espadrilles, restant du côté gauche, du côté de l'eau, par prudence. Il savait nager ; il n'avait pas peur de tomber dans l'eau. Traverser n'était qu'un jeu ; à dix ans, un jeu d'enfant.
Ensuite commençait la garrigue, son territoire personnel, la tranquillité sans menaces, la solitude, son bien. Personne. Il montait par le sentier dans les poussières, es thyms, les muscaris, les lavandes, les buissons de genièvres, les chênes-lièges nains, les vignes abandonnées, quelques pins. Aux coins des vieilles vignes, des pêchers de vigne, des amandiers aux fruits couverts de fourrure verte et grise, comme des oreilles d'âne. Chemin ponctué d'insectes, de froissements, de lézards. L'appel des chiens et des chasseurs, oin. Les passages de vent. Le continuum des grillons comme un silence protecteur. Sur le sentier son pas faisait jaillir des sauterelles. Elles étaient brunes, comme poussiéreuses. Pendant leurs bonds on voyait se déployer le drapeau de leurs élytres; les unes bleues, les autres rouges.
Jacques Roubaud, Ciel et terre et ciel et terre, et ciel, John Constable, Flohic éditions, 1997, p. 7 et 9.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Roubaud Jacques | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jacques roubaud, ciel et terre..., l'eau, enfance, garrigue | Facebook |
11/12/2011
Jacques Roubaud, La pluralité des mondes de Lewis
xxii
Monde clair
monde clair, lumières terreuses, pentes
le soleil tourne dans les eaux
j'ouvre les yeux, je constate le poids
de la chaleur sur mes yeux, mes mains,
l'air est brillant, sans durée.
monde arrêté dans la transparence
présent, tournant sur soi
hier obscur, épais, opaque
demain opaque, épais, obscur
monde clair, halte
séjour
sans dimensions, que ton image traverse.
xxviii
Que le monde était là
M'endormant je croyais que le monde était là,
le monde et tout ce qui s'ensuit ;
'maintenant' plus petit qu'un point
derrière les couleurs immenses et sérieuses.
bourdonnantes années revenues de loin,
angle de la rue avec la rue,
effacées traces sous de la pluie,
jaune matériel rassemblé dans la main.
En m'endormant je voyais tout cela :
la chaleur et l'ellipse du puits,
la terre, où les feuilles n'ont plus de poids,
l'eau juste et médiane, qui balance.
Je voyais, m'endormant, je voyais cela
que j'avais accueilli en des années
que je ne savais pas dans mon souvenir :
années entières, avec vérité,
c'est-à-dire, si on veut, avec mort.
Je voulais, et je ne voulais pas, en m'endormant,
voir ce que trop de fois j'avais vu.
Jacques Roubaud, La pluralité des mondes de Lewis, Gallimard,
1991, p. 30 et 37.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Roubaud Jacques | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jacques roubaud, la pluralité des mondes de lewis | Facebook |
02/11/2011
Jacques Roubaud, Tombeaux de Pétrarque, dans Dors
Tombeaux de Pétrarque
cobla I
Ou le soleil mange les étoiles dans l'aube
ou dans la neige tes cheveux prendront rive
comme les vents aux fleuves liés de glace
si des écueils but amer de ma voile
une lumière de collines entre branches
m'écarte neuf j'aborde au cours d'un bois
contre la lune dans tes bois c'est le soir
pas une fleur que la trame de ces notes
poisse les nuits comme rimes à la mort
cobla II
Poisse des fleurs ou dans le style joyeux
si la forêt d'un seul jour sur la terre
s'éveille force de ces vers qui voient l'air
vibrer des yeux s'emplir d'années-laurier
qu'ainsi la pente (la nuit jette les eaux
à ces vallées soit de pluie soit de brume)
partout légère (c'est le prix de ce lieu
nommé le port mais sans navires) : la vie
la nôtre Temps du ciel gavé de feuilles
Jacques Roubaud, Dors, précédé de Dire la poésie, Gallimard, 1981, p. 109-110.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Roubaud Jacques | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jacques roubaud, pétrarque, tombeau, cobla | Facebook |
20/09/2011
Jaufre Rudel, Lanquan li jorn son lonc en may...
Lorsque les jours sont longs en mai,
J’aime ouïr les oiseaux lointains ;
Je vais courbé par le désir,
Je songe à un amour lointain,
Et les chants, les fleurs d’aubépine
Valent les glaces de l’hiver.
Jamais d’amour je n’aurai joie
Sinon de cet amour lointain
Car il n’est femme plus parfaite
En nul endroit proche ou lointain.
Elle est si belle et gente et pure
Que je voudrais, pour l’approcher,
Être pris par les Sarrasins.
Triste et joyeux je reviendrai,
Si je la vois, ‘amour lointain.
Mais qui sait quand je la verrai ?
Nos deux pays sont si lointains !
Que de chemins et de passages !
Je ne puis être sûr de rien :
Qu’il en soit comme il plaît à Dieu !
André Berry, Florilège des troubadours, publié avec une préface, une traduction et des notes par A. B., Firmin-Didot, 1930, p. 59.
Lorsque les jours sont longs en mai
Me plaît le doux chant d’oiseaux lointains,
Et quand je suis parti de là
Me souvient d’un amour lointain ;
Lors m’en vais si morne et pensif
Que ni chants ni fleurs d’aubépines
Ne me plaisent plus qu’hiver gelé.
Jamais d’amour je ne jouirai
Si je ne jouis de cet amour lointain,
Je n’en sais de plus noble, ni de meilleur
En nulle part, ni près ni loin ;
De tel prix elle est, vraie et parfaite
Que là-bas au pays des Sarrasins,
Pour elle, je voudrais être appelé captif !
Triste et joyeux m’en séparerai,
Si jamais la vois, de l’amour lointain
Mais je ne sais quand la verrai,
Car trop en est notre pays lointain :
D’ici là sont trop de pas et de chemins ;
Et pour le savoir ne suis pas devin
Mais qu’il en soit tout comme à Dieu plaira.
Poètes et romanciers du Moyen Âge, texte établi et annoté par Albert Pauphilet, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1963, p. 783.
Lorsque les jours sont longs en mai m’est beau le doux chant d’oiseaux de loin et quand je me suis éloigné de là je me souviens d’un amour de loin je vais courbé et incliné de désir si bien que chant ni fleur d’aubépine ne me plaisent comme l’hiver gelé
Jamais d’amour je ne jouirai si je ne jouis de cet amour de loin car mieux ni meilleur je ne connais en aucun lieu ni près ni loin tant est son prix vrai et sûr que là-bas au royaume des Sarrazins pour elle je voudrais être captif
Triste et joyeux je la quitterai quand je verrai cet amour de loin mais je ne sais quand je la verrai car trop sont nos terres loin il y a tant de passages de chemins et moi je ne suis pas devin mais que tout soit comme il plaît à Dieu
Jacques Roubaud, Les Toubadours, anthologie bilingue, Seghers, 1971, p. 75 et 77.
Lanquan li jorn son lonc en may
M’es belhs dous chans d’auzelhs de lonh,
E quan mi suy partiz de lay
Remembra.m d’un amor de lonh :
Vau de talan embroncx e clis
Qi que chans ni flors d’aldelpis
No.m platz plus que l’yverns gelatz.
Ja mais d’amor no.m janziray
Si no.m jau d’est’amot de lonh,
Que gensot ni melhor no.n si
Ves nulha part, ni pres ni lonh ;
Tant es sos pretz verais e fis
Que lay el reng dels Sarrazis
For hieu per lieys chaitius clamatz !
Iratz e gauzens m’en partray,
S’ieu ja la vey, l’amor de lonh :
Mas non sai quoras la veyrai,
Car trop son nostras terras lonh :
Assatz hi a pas e camis,
E per aisso no.n suy devis…
Mas tot sia cum a Dieu platz !
Jaufre Rudel, dans Poètes et romanciers du Moyen Âge, Texte établi et annoté par Albert Pauphilet, Biblliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1963, p. 782 et 783.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jaufre rdel, l"amour de loin, alpbert pauphilet, andré berry, jacques roubaud | Facebook |
24/06/2011
Jacques Roubaud, Les Animaux de tout le monde / de personne
Grive musicienne
La grive
Quand s’achève le mois d’octobre
quand les vendanges sont passées
quand les vignes rouges blessées
par l’automne saignent sombres
quand les cyprès aux noires ombres
en haut des collines dressés
luttent contre les vents pressés
on voit la petite grive sobre
s’asseoir dans la vigne sous les feuilles
avec son panier à raisins
de son bec expert elle cueille
muscat, grenaches, grain à grain
elle en goûte tant qu’elle roule
dans la poussière, heureuse et saoule.
Jacques Roubaud, Les Animaux de tout le monde, Seghers, 1990 [éditions Ramsay, 1983], p. 52.
Kinkajou Poto Flavus
Le Kinkajou Potto
Alexandre von Humboldt
Possédait un Kinkajou
Il l’aimait son Potto, son pote
Il l’embrassait sur les joues.
Et le Kinkajou passait
Douce, extensive, sa langue
Sur la barbe bien brossée
Du savant en toutes langues.
Il faudrait se lever tôt
Pour trouver plus insolite
Que l’amour du grand linguiste
Pour son Kinkajou Potto.
Alexandre avait, dit-on,
Ô merveille naturelle
Deux coqs de roche femelles
Joyaux de sa collection.
Or un jour le Kinkajou
Recevut un télégramme
Qui venait de la Louisiane
Où pousse le bel acajou.
C’était de sa vieille mère :
« Faut qu’tu revienn’zaussitôt
Suite décès à ton père
Rois des Kinkajous Pottos. »
Alexandre n’était pas là
Et le Kinkajou (c’est moche !)
Tua les poulettes de roche
Et partant les emporta.
Le sens de cette aventure
C’est que le Kinkajou n’est
Pas un ours. Un ours n’aurait
Jamais pris la précaution
D’emporter des provisions
Ce n’est pas dans sa nature.
Jacques Roubaud, Les Animaux de personne, Seghers, 1991, p. 50-51.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jacques roubaud, les animaux, grive, kinkajou | Facebook |